Dans la ville de Woburn, Massachusetts, une banlieue située juste au nord de Boston, un groupe d’ingénieurs et de scientifiques en blouse blanche examinaient une pile de lingots d’acier de la taille d’une brique, dans un laboratoire éclairé au néon.
Ce qu’ils observaient, c’était un lot d’acier créé à l’aide d’une méthode de fabrication innovante et écologique, une méthode dont Boston Metal, une entreprise issue du MIT il y a dix ans, espère qu’elle modifiera radicalement la façon dont l’alliage est fabriqué depuis des siècles. En utilisant l’électricité pour séparer le fer de son minerai, l’entreprise affirme pouvoir fabriquer de l’acier sans émettre de dioxyde de carbone, offrant ainsi la possibilité de nettoyer l’une des pires industries au monde en matière d’émissions de gaz à effet de serre.
La production d’acier, une catastrophe écologique
Le bilan
L’acier est une contribution essentielle pour l’ingénierie et la construction, c’est l’un des matériaux industriels les plus utilisés au monde, avec plus de 2 milliards de tonnes produits chaque année. Cependant, cette abondance a un certain coût pour l’environnement. La production d’acier représente 7 à 11% des émissions de gaz à effet de serre globales, en faisant l’une des plus grandes sources industrielles de pollution atmosphérique. Et vu que la production pourrait augmenter d’un tiers d’ici 2050, ce fléau environnemental pourrait encore plus se développer. Cela pose un problème important pour aborder la crise climatique.
Les Nations Unies affirment que couper les émissions industrielles de carbone de manière significative est essentiel pour conserver le réchauffement climatique en dessous du niveau d’1.5°C décidé lors des accords de Paris pour le climat en 2015. Pour ce faire, d’après les estimations de l’Agence Internationale de l’Énergie, les émissions provenant de l’acier et des industries lourdes devront chuter de 93% d’ici 2050.
Vers une décarbonisation du secteur
Face à la pression croissante des gouvernements et des investisseurs pour réduire les émissions, beaucoup de producteurs d’acier (incluant les producteurs majeurs et les startups), expérimentent avec des technologies faibles en carbone, qui utilisent de l’hydrogène ou de l’électricité au lieu d’une fabrication qui consomme beaucoup de carbone. Certains de ces efforts sont en passe de devenir une réalité commerciale. « Nous parlons d’un secteur à forte intensité de capital, peu enclin à prendre des risques, où les perturbations sont extrêmement rares”, a déclaré Chriss Bataille, économiste spécialiste de l’énergie à l’IDDRI, un institut de recherche basé à Paris. C’est pourquoi, a-t-il ajouté, « il est passionnant » que tant de choses se passent en même temps.
Pourtant, les experts s’accordent à dire que la transformation d’une industrie globale qui a réalisé un CA de 2 500 milliards de dollars en 2017 et qui emploie plus de 6 millions de personnes, va demander d’immense efforts. Au-delà des obstacles pratiques à la mise à l’échelle de nouveaux processus à temps pour atteindre les objectifs climatiques mondiaux, la Chine, qui produit plus de la moitié de l’acier dans le monde et dont les plans de décarbonisation du secteur de l’acier restent vagues, suscite des inquiétudes.
“Ce ne sera pas simple de décarboniser une industrie comme celle-ci”, à déclaré M. Bataille. “Mais nous n’avons pas le choix. Le futur du secteur – et celui de notre climat – ne dépend que de cela.”
Comment l’acier est-il produit et pourquoi est-il polluant ?
Les moyens modernes de production d’acier impliquent plusieurs étapes. Le plus souvent, le minerai de fer est transformé en travertin (un solide brut), ou en boulettes. Séparément le charbon est cuit et transformé en coke, un résidu de charbon quasi pur. Le minerai et le coke sont ensuite mélangés à du calcaire et introduits dans un haut fourneau où un flux d’air extrêmement chaud est introduit par le bas. Sous hautes températures, le coke brûle et la mixture produit du fer liquide, connu sous le nom de fonte brute. Le matériau fondu passe ensuite dans un four à oxygène, où il est soufflé avec de l’oxygène pur par une lance refroidie à l’eau, ce qui élimine le carbone et laisse l’acier brut comme produit fini.
Cette méthode, premièrement brevetée par l’ingénieur anglais Henry Bessemer dans les années 1850, produit des émissions de dioxyde de carbone de plusieurs façons. Premièrement, les réactions chimiques dans le haut fourneau entraînent des émissions, car le carbone emprisonné dans le coke et le calcaire se lie à l’oxygène de l’air pour créer du dioxyde de carbone comme sous-produit. De plus, les combustibles fossiles sont généralement brûlés pour chauffer le haut fourneau et alimenter les usines de frittage et de pelletisation, ainsi que les fours à coke, ce qui entraîne des émissions de dioxyde de carbone.
Au moins 70% de l’acier mondial est produit de cette manière, générant quasiment deux tonnes de dioxyde de carbone pour chaque tonne d’acier produite. Les 30% restants sont produits au travers des fourneaux à arcs électriques, qui utilisent l’électricité pour faire fondre l’acier (généralement de la ferraille recyclée), et qui ont des émissions beaucoup plus basses que les hauts fourneaux. Mais au vu des quantités limités de la ferraille à recycler, la totalité de la future demande ne pourra pas être satisfaite ainsi, a déclaré Jeffrey Rissman, directeur du programme industriel et responsable de la modélisation au sein de l’entreprise Energy Innovation, basée à San Francisco, spécialisée dans les politiques énergétiques et climatiques.
Vers une production d’acier plus écologique ?
L’utilisation de l’hydrogène
Avec les les bonnes politiques en place, le recyclage pourrait fournir jusqu’à 45% de la demande en 2050, explique M. Rissman. « Le reste sera assuré par le forgeage d’acier à base de minerai primaire, d’où proviennent la plupart des émissions.” Ainsi, « si l’industrie sidérurgique prend au sérieux » ses engagements en matière de climat, a-t-il ajouté, « elle devra fondamentalement remanier la façon dont le matériau est fabriqué, et ce assez rapidement ».
Une alternative en phase de test remplace le coke par l’hydrogène. En Suède, Hybrit – une coentreprise entre le sidérurgiste SSAB, le fournisseur d’énergie Vattenfall et LKAB, un producteur de minerai de fer – pilote un processus qui vise à réutiliser un système existant appelé fer à réduction directe. Le procédé utilise du coke provenant de combustibles fossiles pour extraire l’oxygène des boulettes de minerai de fer, créant un minerai de fer préréduit appelé “sponge iron”.
La méthode Hybrit, à l’inverse, extrait l’oxygène en utilisant de l’hydrogène sans matières fossiles. Le gaz est créé par électrolyse, une technique qui utilise le courant électrique (dans ce cas, d’une source énergétique non fossile) pour séparer l’eau en hydrogène et en oxygène. (La plupart de l’hydrogène pur aujourd’hui est fabriqué à partir de méthane, ce qui produit du CO2 quand il est brulé). Le minerai qui en ressort est ensuite transféré dans un fourneau à arc électrique, où il sera ensuite transformé en acier. Le procédé ne rejette alors que de la vapeur d’eau comme sous-produit. “Cette technologie est connue depuis un moment, mais ce n’est que maintenant qu’elle est réalise en laboratoire,” a déclaré Mikael Nordlander, responsable de la décarbonisation de l’industrie chez Vattenfall.
“Ce que nous faisons ici, c’est de voir si cela peut marcher à ce niveau (industriel).” En août dernier, Hybrit a atteint sa première étape : SSAB, qui produit et vend le produit fini a livré sa première fournée au constructeur automobile Volvo, qui l’a utilisé pour des prototypes. Elle prévoit également une usine de production à l’échelle commerciale, qu’elle entend achever d’ici 2026.
Une autre entreprise suédoise, H2 Green Steel, développe une usine d’acier à l’hydrogène similaire à l’échelle commerciale avec l’aide de 105 millions de dollars levés auprès d’investisseurs privés et d’entreprises, dont Mercedes-Benz, Scania et la fondation IMAS, une organisation liée à Ikea. L’entreprise prévoit de démarrer la production dès 2024, et de produire 5 millions de tonnes d’acier “zéro-émissions” à l’année, d’ici la fin de la décennie. D’autres entreprises testent des moyens de fabriquer de l’acier plus écologique en utilisant de l’hydrogène, comme : ArcelorMittal, Thyssenkrupp, ou encore Salzgitter AG en Allemagne, Posco en Corée du Sud et Voestalpine en Autriche.
L’utilisation de l’électricité
L’électricité peut également être utilisée pour réduire le minerai de fer. Boston Metal, par exemple, a développé un procédé appelé MOE (Molten Electrolysis Technology), dans lequel un courant traverse une cellule contenant du minerai de fer. Lorsque l’électricité circule entre les deux extrémités de la cellule et chauffe le minerai, de l’oxygène s’échappe (et peut être récupéré), tandis que le minerai de fer est réduit en fer liquide qui s’accumule au fond de la cellule et est périodiquement exploité. Le fer purifié est ensuite mélangé à du carbone et à d’autres ingrédients. “Ce que nous faisons, c’est échanger du carbone contre de l’électricité comme agent réducteur,” explique Adam Rauwerdink, le senior vice-président du développement commercial de la société.
« Cela nous permet de fabriquer de l’acier de très haute qualité en utilisant beaucoup moins d’énergie et en passant par moins d’étapes que pour la production d’acier conventionnelle.” Tant que l’énergie provient de sources non fossiles, a-t-il ajouté, le processus ne génère aucune émission de carbone. Il a déclaré que l’entreprise, qui exploite actuellement trois lignes pilotes dans ses installations de Woburn, s’efforce de mettre son concept de laboratoire sur le marché, en utilisant les 50 millions de dollars récoltés d’un groupe d’investisseurs incluant Breakthrough Energy Ventures, soutenu par Bill Gates, et le constructeur automobile allemand BMW. Une usine de démonstration à l’échelle commerciale devrait être opérationnelle d’ici 2025.
“J’ai le sentiment que toutes ces solutions ont leur place, selon leur localisation, la disponibilité des ressources, et le produit visé,” a déclaré Sridhar Seetharaman, un professeur de professeur de science et d’ingénierie des matériaux à l’Arizona State University. « Cependant, je ne pense pas que pour l’instant, un seul d’entre eux puisse vous donner une solution miracle pour répondre à la demande.”
« L’hydrogène a un peu d’avance puisqu’il est basé sur un système établi et qu’il est également en avance sur le plan de la commercialisation », a déclaré M. Bataille, économiste de l’énergie à l’IDDRI. « Mais pour atteindre une industrie sidérurgique neutre, il faudra davantage de voies sans carbone, donc je pense qu’il y aura suffisamment de place sur le marché pour toutes ces voies au final.”
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Bien que les procédés de fabrication d’acier plus écologique semblent gagner du terrain, il reste un certain nombre de défis importants à relever. La principale raison est l’expansion massive de l’infrastructure des énergies renouvelables qu’entraînerait le passage à ces nouvelles méthodes dans l’ensemble de l’industrie, a déclaré Thomas Koch Blank, directeur principal du Rocky Mountain Institute, un organisme à but non lucratif basé dans le Colorado. Il estime que le monde aurait besoin de trois fois les sources d’énergie solaire et éolienne actuellement installées pour électrifier la production d’acier primaire existante. Puis, il y a aussi la barrière des coûts. Changer pour l’électrique ou l’hydrogène nécessiterait de beaucoup de dépenses pour ériger de nouvelles usines et remettre à jour les plus anciennes. « Ces coûts initiaux vont probablement faire augmenter le prix de l’acier et des produits finis, du moins au début.”
D’après M. Rissman, l’analyste de San Francisco, la législation sur l’offre et sur la demande pourrait aider à compenser ces coûts élevés et encourager un investissement majeur dans les technologies “vertes”. Selon lui, les gouvernements pourraient encourager l’utilisation d’acier à faible teneur en carbone pour les bâtiments et les infrastructures en exigeant que les projets financés par l’État utilisent des versions à faible teneur en carbone de certains matériaux de construction. Ils pourraient également appliquer des politiques qui rendent plus coûteux les achats dans les pays où les règles en matière d’émissions sont moins strictes. Cela aidera les producteurs nationaux à « rester compétitifs » à mesure que le marché de l’acier propre « se développe et que les nouveaux processus de production permettent de réaliser des économies d’échelle », a déclaré M. Rissman.
Le principal obstacle est peut-être la Chine, où environ 90 % de la production d’acier est réalisée à l’aide de hauts fourneaux. En septembre 2020, le président Xi Jinping a annoncé que le pays vise à devenir neutre en carbone d’ici 2060. Dans le but de réduire la pollution causée par les aciéries nationales, qui représentent environ 15 % des émissions globales de carbone du pays, Pékin s’est également engagé à atteindre le pic des émissions de l’acier d’ici 2030. Malgré cela, 18 nouveaux projets de hauts fourneaux ont été annoncés en Chine au cours des six premiers mois de l’année 2021, selon le Center for Research on Energy and Clean Air, un groupe de recherche basé à Helsinki.
L’acier est l’une des industries les plus importantes et les plus difficiles à décarboniser, a déclaré M. Rissman, et une coordination mondiale dans ce domaine serait donc très utile. De retour à Boston, M. Rauwerdink, qui surveille les chaînes de production de Boston Metal, est d’accord. « C’est un défi fantastique que nous devons relever », a-t-il déclaré. Mais, a-t-il ajouté, « nous montrons que les solutions existent et fonctionnent.
Cet article est une traduction de « The Race to Produce Green Steel », publié ici.